Encore avant l’argentique tel qu’on le connait aujourd’hui, la technique du Photogramme consiste à enregistrer la trace laissée par le contact direct d’un objet qu’on dépose sur une surface photosensible. Écartant le besoin d’utiliser un apparatus photographique, la création d’un photogramme rend possible un retour aux sources de la Photographie, à l’époque où les photographes étaient encore en plein contrôle des étapes de fabrication de leurs images. C’est un processus long et fastidieux mais qui résulte en quelque chose d'étonnant. Si l’on suit les étapes du développement photographique convenu, l’empreinte des objets placés sur le papier photosensible et préalablement enregistrée par l’exposition de la lumière, se voit fixée. L’image qui était alors invisible à l'œil nu se révèle. Tel un petit miracle, l’invisible devient visible et la Photographie, l’écriture même de la Lumière, est parachevée. Contempler un photogramme, c’est un peu comme avoir une autre perspective de regard sur la vie, sur le visible et l’invisible, le figuratif et l’abstraction, sur ce qui se perd et ce qui est à jamais transformé.
Le processus de création de Lee Bae, simple et à la fois si efficace, m’a fait beaucoup réfléchir sur ma propre pratique artistique. En tant que photographe-portraitiste, je me suis toujours intéressée à l’humain à travers ses relations, ses interactions, ses joies et ses peines. Mes projets personnels tournent autour des grandes étapes de vie, les miennes et celles de mon entourage. J’essaye humblement d’en montrer ce qui en ressort de bon comme de moins bon afin de rendre compte de ces étapes de vie le plus authentiquement possible. Mon obsession étant de montrer ce qu’on ne voit pas, comme des expressions non-contrôlées, un geste involontaire, ou au contraire, la crudité des corps nus qui regardent la caméra sans détour ni artifice. C’est cette recherche d’authenticité et d’humilité dans mon processus de création photographique qui me pousse à poursuivre mes expérimentations sur les procédés photographiques alternatifs. J’en suis venu à me questionner sur la différence de perception et de langage entre une photographie couleur et celle noir et blanc. Qu’arrive-t-il si je traite une pellicule couleur avec un révélateur qui ne développe pas les couches de couleurs primaires et leurs complémentaires? Que restera-t-il sur la pellicule si j’efface délibérément ces couches? Quelle aura pour impact la transformation chimique de cette action? Ma compréhension de l’image en sera-t-elle affectée? Si oui, de quelle façon?
Le procédé du développement croisé consiste à développer volontairement une pellicule photographique dans la mauvaise solution chimique. C’est une manière contre-intuitive, longue et imprécise, de créer une photographie noir et blanc, à partir d’un négatif originellement dédié à être développé en couleur, et vice-versa. Ce processus créatif a pour résultat d’échapper à la Photographie comme un concept de miroir du réel, puisque la reproduction exacte des couleurs captées lors de la prise de vue est irrecevable. De sorte, comme pour les photogrammes, ce que l’on voit n’est pas nécessairement ce qui semble être. La mimesis de la Photographie telle que nous la concevons, est perpétuellement remise en doute à travers les différentes étapes d’altération de l’image, qu’elles soient volontaires ou non.