Un jour de mai 2021, à marée basse, j’ai dispersé les cendres de mon père au bord de la mer, non loin de la baie du Mont St Michel, pays de son enfance.
Dans la lumière pâle, les moutons à tête noire broutent et bêlent dans les herbes et nous regardent, nous, petit groupe qui marchons mains dans le dos en silence à travers le pré salé. L’eau verte d’un ruisseau coule doucement vers la mer et des ondes frissonnent à la surface. Le ciel est strié de fins cirrus. Des bergeronnettes chantent dans le vent frais, et la trace de leurs pattes forment de petits signes dans le sable gris argileux. Auprès d’un cairn en pierres de granit, nous jetons dans l’air vif, tour à tour, les cendres blanches, qui s’envolent en nuages infiniment délicats.
S’imprime en moi la beauté saisissante de ce moment, la lumière de cette minute étirée à l’infini, où le corps volatilisé de mon père s’étend au monde. Où la poussière de son corps se lie à la terre, à l’air, à l’eau. Mon père est le paysage, mon père est la mer, mon père est le vent et son dessin est prolongé par la traînée d’un avion dans le ciel clair. Mon père est devenu immense, sans limite, et son temps n’existe plus, il s’est suspendu dans le présent. Je suis enceinte et alors que la vie s’organise en moi pour former un nouveau corps, la vie en a quitté un autre. Dans un jeu de miroirs, un corps est en train de s’agréger, pendant qu’un autre se désagrège. Un père vient de partir, un fils s’apprête à arriver. Vertige.
De cette expérience intime, Adrien et moi avons eu envie de fabriquer une transposition : le voyage de la dernière minute. Celle juste avant de franchir le seuil.
Le point de départ de ce projet, de cette installation immersive, c’est donc la fin. La dernière minute. Celle avant de mourir… ou bien avant de naître.
Cette expérience symbolique de bascule entre un avant et un après, du corps sur le point de passer de l’autre côté, nous l’avons composée en nous mettant à l’endroit des éléments, à l’endroit de la matière. Nous avons écrit l’histoire à hauteur de particule : être goutte, brûler feu, filer fumée, frissoner cendre, vibrer terre, glisser air, couler pluie, rouler vague.
Pour le petit groupe de personnes qui vivra ensemble pendant 30 minutes cette dernière minute étirée, nous espérons que soit palpable le caractère rituel de l’expérience. Un rituel pour prendre soin de nos deuils, de nos naissances et de nos métamorphoses.
— Claire Bardainne