Dans un ouvrage publié au tournant du siècle [1], le philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman propose une lecture alternative de la modernité, période dans laquelle nous nous trouverions toujours. Cette modernité serait traversée par les métaphores de la fluidité et de la liquidité. Contrairement aux solides, les fluides sont appelés à changer de forme aisément, étant donné la faible cohésion des molécules qui les constituent. Par sa nature même, le liquide est appelé à se déplacer, à se transformer, à s’étendre. Alors que les solides sont décrits par leur simple matérialité, décrire les fluides demande nécessairement de décrire le passage du temps, le glissement. Il n’y a pas d’image complète et totale d’un liquide: chaque représentation en est un aperçu, un snapshot [2].
Berman s’inspire d’une phrase célèbre tirée du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels: «Tout ce qui est solide se dissout dans l’air». Dans ce texte classique, la figure de la liquidité revient pour exprimer la force avec laquelle le capitalisme a liquidé les traces des sociétés prémodernes pour s’installer comme condition moderne. La liquidation décrite par Marx et Engels impliquait, note Bauman, «la destruction de l’armure protectrice forgée des croyances et loyautés qui permettent aux solides de résister [3]». Or, si la liquidation de l’histoire prémoderne par l’économie capitaliste moderne est possible, il est permis de croire qu’une même force de transformation liquide peut survenir et mettre fin aux inégalités de l’ère moderne. C’est cette force révolutionnaire que Marx et Engels tentent de mobiliser dans le Manifeste.
L’image de la fluidité est souvent évoquée lorsqu’on tente de décrire une autre transformation culturelle majeure, soit le passage de l’analogique au numérique dans les sociétés contemporaines. Le flux est une figure qui décrit bien la rapidité par laquelle l’information transite, le caractère mouvant et ininterrompu du contenu numérique, maintenant produit par tous. Cet état liquide conditionne une expérience particulière du temps et de l’espace qu’on est à même d’observer dans l’œuvre d’Ed Atkins. Ses médias de prédilection, soit le texte performé, la vidéo, la capture de mouvements et l’animation produite par ordinateur, sont autant d’images changeantes, fuyantes, transformées et transformantes, résistantes.
Il n’est donc pas anodin que le liquide fasse partie intégrante du vocabulaire formel et thématique d’Atkins. À certains moments, la représentation des liquides chez Atkins rappelle les fonctions élémentaires du corps humain. Remarquez les traits d’urine et de sang qui giclent dans Ribbons, alors que l’homme se sert continuellement des verres de scotch sur glace, renversant un peu plus d’alcool sur la table chaque fois. Les mêmes fluides corporels se voient déversés dans des bacs de plastique dans Safe Conduct. Aussi, c’est du liquide qu’émergent certains des protagonistes d’Atkins; on peut considérer le plan d’eau dans lequel se reflète la pleine lune, eau de laquelle surgit la tête d’un des personnages d’Happy Birthday!! (2014). Ce sont les gouttelettes de sueur qui glissent du front du même personnage, un peu plus loin dans le vidéo – où peut-être sont-elles des gouttelettes d’eau? Le liquide nous permet alors de penser l’équivalence, la simultanéité, comme si tout baignait dans les mêmes eaux.
Pouvez-nous noter la présence de liquide dans les autres vidéos de l’artiste? De quelle façon ces images dialoguent-elles?
Êtes-vous plutôt en accord ou en désaccord avec la citation de Berman placée en début de texte ? Comment qualifieriez- vous votre expérience de la vie moderne?