Les performeur·e·s de Two Planets sont censés atteindre une concentration méditative lors de l’exécution de la performance, de se laisser totalement absorber par leur échange de regards. Toutefois, l’aspect public de la performance – la possible présence de spectateurs observant leur échange – constitue un obstacle considérable à la réalisation de cette concentration méditative. Comment peut-on consacrer notre entière concentration à cet échange de regards lorsque la vulnérabilité que cela exige est offerte à « l’œil dévorant omniprésent» [3] du public?
La capacité d’oublier le regard de l’Autre
– cette altérité radicale inscrite dans l’ordre symbolique, une différence généralisée qui transcende l’identification avec un sujet unique [4] et qui incarne plutôt une altérité généralisée ou sociétale – et de poursuivre comme si un écran était dressé entre spectateur et performeur·e est essentielle à la réalisation de l’esprit de l’œuvre: c’est-à-dire de performer l’un pour l’autre, de consacrer sa complète concentration, son entière énergie et tout son Moi à l’acte de se regarder les yeux dans les yeux et réagir aux ajustements de positions.
À titre de sujets, explique Epstein, nous sommes « ontologiquement dépendants » [5] du regard de l’Autre pour notre subjectivation, soit notre auto-façonnement la reconnaissance de soi. Donc, nous dépendons de notre relation avec l’Autre – de la symbolisation qu’opère l’Autre – pour et se créer soi-même et pour accéder à notre être même. « Et pourtant cette relation primordiale avec [le] Moi est médié par l’Autre» [6], et donc la présence d’un autre regardeur a inévitablement un effet sur nous. Condamnés comme nous le sommes à un auto-façonnement intersubjectif, se distancier du regard de l’Autre – du public, dans le cas présent – n’est pas une tâche facile. S’échapper à la fonction automatique de la subjectivation, qui assimile les regards, et se voiler du regard de l’Autre;
voilà la lutte décisive de performer Two Planets.
À la façon d’Epstein, j’oserais affirmer que chaque regard – dans la façon qu’il nous révèle à nous-mêmes et médie notre réflexivité – opère pour nous une signification envers nous, transmise sans reste inassimilable. La représentation ne peut jamais offrir l’entièreté de l’expérience et, ainsi, laisse toujours derrière elle un reste inassimilable; elle efface une partie du signifié de l’idée qu’elle projette. Il s’agit d’un effet des systèmes de signification comme le langage: le signifiant ne peut contenir tout le signifié. Chaque symbole nous lie à une notion/idée simplifiée de l’objet qu’il représente. De cette façon, être excessivement disponible au regard de l’Autre c’est recevoir continuellement une signification toujours plus vide, et lentement perdre un reste inassimilables avec chaque regard. Cette disparition de l’objet derrière le signifiant fait partie de la conceptualisation lacanienne de l’aphanisis [7]. Par extension, être excessivement signifié par le regard de l’Autre, nous risquons d’être aphanisés hors de nous-mêmes.
Donc, se voiler du regard de l’Autre – de « l’œil dévorant omniprésent», le panoptique [8] – est essentiel afin de maintenir un Moi, et d’en empêcher le dépouillement. Ce n’est pas à se demander pourquoi même un regard furtif se remarque si facilement; il a le pouvoir de nous vider de nous-mêmes.
Quoi faire en tant que performeur·euse dans une telle situation? Comment peut-on consacrer notre entière concentration à l’intimité de regards retournés lorsque la vulnérabilité requise est offerte à « l’œil dévorant omniprésent» du public? Un voilage physique est impossible, toute fois, une certaine forme de voilage de regards est nécéssaire.
La réponse de García est la concentration.