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Ombre liquide: le voilage de regards et l’esprit de la performance dans Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years de Dora García

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  • Fondation PHI
Par  Paul Lofeodo

La Fondation PHI pour l’art contemporain présente actuellement Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years (2017) [Deux planètes entrent en collision depuis des milliers d’années], une performance de longue durée créée par l’artiste espagnole Dora García.

L’œuvre est simple: un cercle blanc avec un trou décentré est peint à même le sol de la galerie, et deux performeur·e·s se tiennent dans chacun des cercles. Ce duo de performeur·e·s se regarde langoureusement, les yeux dans les yeux. Les performeur·e·s changent de temps à autre de position pour maintenir leur confort, un mouvement qui engendre un changement réactif de la part de l’autre performeur·e, qui doit se faire tout en maintenant une distance donnée et le contact visuel tout important.

La simplicité de Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years fait partie de sa force: l’œuvre est épurée jusqu’à ce qu’il n’en reste presque seulement cet échange intime entre performeur·e·s. Presqu’aucun autre stimulus – ni même le bruit – est présent, ce qui confère aux quelques stimuli présents une puissance sobre et une puissance émotionnelle vibrante. Sans entrave par d’autres stimuli, l’unique perception de l’acte de performance gagne le haut volume de notre pleine capacité perceptive. Rarement peut-on témoigner deux personnes les yeux dans les yeux, encore moins avec l’intensité que l’isolation du phénomène lui octroie. Arriver devant une performance de Two Planets est une expérience méditative pour le publique, un moment d’observation étrangement absorbée et contentée, chargée d’une force émotionnelle contenue mais poignante.

Malgré son apparente simplicité, Two Planets opère un ensemble complexe de relations performatives précairement exercées entre performeur·e·s et spectateur·trice·s, relations qui conjuguent la conscience et la connaissance de soi ainsi que la difficulté de s’oublier. L’artiste ne procure que les directives élémentaires: toujours maintenir ce regard les yeux dans les yeux, et toujours maintenir une distance convenue, tout en restant dans leur cercles respectifs; permettant ainsi au jeu d’ajustements de positions se jouer naturellement entre les performeur·e·s. Libéré·e·s de la chorégraphie et chargé·e·s de la responsabilité d’exécuter la performance par leur propre agentivité, la difficulté de performer Two Planets est donc à quel regard les performeur·euse·s sont assujetti·e·s, celui duquel il·elle·s sont conscient·e·s, celui qui l’influence; c’est-à-dire, pour qui, ou envers qui, il·elle·s performent.

En préparation à la présentation de son œuvre, García à souligné qu’en tant que performeur·e, «on ne performe jamais pour le public», puisque l’objectif de l’œuvre est de développer une intimité à laquelle le public peut avoir accès. «Quand quelqu’un entre, [il devrait y avoir] un sentiment d’intrusion, qu’il y a quelque chose qui se passe là et [qu’ il·elle·s] s’y trouvait devant. Mais ce n’est pas pour eux.» [1]

La situation des performeur·e·s en est une difficile, car il·elle·s doivent toujours «avoir pleine conscience [qu’il·elle·s] ne performent pas pour [le public, mais plutôt] pour l’autre performeur·e. Cette relation d’intimité et de dépendance se forme entre les deux [performeur·e·s] parce qu’[il·elle·s] performent l’un·e pour l’autre.» [2]

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(Fig. 1) Vue d’installation sans interprètes de «Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years», conçue par Dora García. Fondation PHI pour l’art contemporain, 2021. Photo: Marc-Olivier Bécotte

LE VOILAGE DE REGARDS

Les performeur·e·s de Two Planets sont censés atteindre une concentration méditative lors de l’exécution de la performance, de se laisser totalement absorber par leur échange de regards. Toutefois, l’aspect public de la performance – la possible présence de spectateurs observant leur échange – constitue un obstacle considérable à la réalisation de cette concentration méditative. Comment peut-on consacrer notre entière concentration à cet échange de regards lorsque la vulnérabilité que cela exige est offerte à « l’œil dévorant omniprésent» [3] du public?

La capacité d’oublier le regard de l’Autre – cette altérité radicale inscrite dans l’ordre symbolique, une différence généralisée qui transcende l’identification avec un sujet unique [4] et qui incarne plutôt une altérité généralisée ou sociétale – et de poursuivre comme si un écran était dressé entre spectateur et performeur·e est essentielle à la réalisation de l’esprit de l’œuvre: c’est-à-dire de performer l’un pour l’autre, de consacrer sa complète concentration, son entière énergie et tout son Moi à l’acte de se regarder les yeux dans les yeux et réagir aux ajustements de positions.

À titre de sujets, explique Epstein, nous sommes « ontologiquement dépendants » [5] du regard de l’Autre pour notre subjectivation, soit notre auto-façonnement la reconnaissance de soi. Donc, nous dépendons de notre relation avec l’Autre – de la symbolisation qu’opère l’Autre – pour et se créer soi-même et pour accéder à notre être même. « Et pourtant cette relation primordiale avec [le] Moi est médié par l’Autre» [6], et donc la présence d’un autre regardeur a inévitablement un effet sur nous. Condamnés comme nous le sommes à un auto-façonnement intersubjectif, se distancier du regard de l’Autre – du public, dans le cas présent – n’est pas une tâche facile. S’échapper à la fonction automatique de la subjectivation, qui assimile les regards, et se voiler du regard de l’Autre; voilà la lutte décisive de performer Two Planets.

À la façon d’Epstein, j’oserais affirmer que chaque regard – dans la façon qu’il nous révèle à nous-mêmes et médie notre réflexivité – opère pour nous une signification envers nous, transmise sans reste inassimilable. La représentation ne peut jamais offrir l’entièreté de l’expérience et, ainsi, laisse toujours derrière elle un reste inassimilable; elle efface une partie du signifié de l’idée qu’elle projette. Il s’agit d’un effet des systèmes de signification comme le langage: le signifiant ne peut contenir tout le signifié. Chaque symbole nous lie à une notion/idée simplifiée de l’objet qu’il représente. De cette façon, être excessivement disponible au regard de l’Autre c’est recevoir continuellement une signification toujours plus vide, et lentement perdre un reste inassimilables avec chaque regard. Cette disparition de l’objet derrière le signifiant fait partie de la conceptualisation lacanienne de l’aphanisis [7]. Par extension, être excessivement signifié par le regard de l’Autre, nous risquons d’être aphanisés hors de nous-mêmes.

Donc, se voiler du regard de l’Autre – de « l’œil dévorant omniprésent», le panoptique [8] – est essentiel afin de maintenir un Moi, et d’en empêcher le dépouillement. Ce n’est pas à se demander pourquoi même un regard furtif se remarque si facilement; il a le pouvoir de nous vider de nous-mêmes.

Quoi faire en tant que performeur·euse dans une telle situation? Comment peut-on consacrer notre entière concentration à l’intimité de regards retournés lorsque la vulnérabilité requise est offerte à « l’œil dévorant omniprésent» du public? Un voilage physique est impossible, toute fois, une certaine forme de voilage de regards est nécéssaire.

La réponse de García est la concentration.

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(Fig. 2) Vue d’installation de l’œuvre «Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years», conçue par Dora García. Fondation PHI pour l’art contemporain, 2021. Interprètes: Dena Davida et Kìzis. Photo: Marc-Olivier Bécotte

CADRE DE RÉPÉTITION

Two Planets se prend place au sein de deux cercles  peints sur le sol de la galerie; un·e performeur·e occupe le cercle intérieur, l’autre le cercle extérieur. Ils deviennent une scène sur laquelle l’œuvre est présentée, une zone qui sépare le public des performeur·e·s et qui exige la performance. Les cercles de García (fig. 2) – tels le périmètre d’un carré tracé de Bruce Nauman [9] ou les marques sur la chaussée – sont des exemples de cadres de répétition, des structures graphiques qui dirigent et restreignent les possibilités d’action en organisant l’espace et les gens de sorte à cultiver une certaine répétition et re-répétition de formes. Les cercles activent les performeur·e·s en créant une structure graphique, ou un cadre, qui les positionnent d’une façon qui exige une telle répétition.

Le cadre de répétition de Two Planets est le pilier du voilage de regards pour les performeur·e·s. Comme n’importe quel autre cadre de répétition, les cercles de García dirigent et restreignent l’agentivité des performeur·e·s: les cercles forment des zones qu’ il·elle·s habitent, ils établissent de possibles distances entre eux, exigent une certaine approche aux positionnement dans le temps, ils les isoles du public et, pourtant, leur accordent aussi la latitude de choisir ou de modifier leur position, parmi autre choses. Le cadre de répétition nous permet la liberté seulement à l’intérieur des limites qu’il nous impose, une concentration toute-faite qui détourne notre attention de la façon dont il nous positionne et nous dirige, l’orientant plutôt vers ce qu’il nous permet de faire à l’intérieur des frontières qu’il a dessinées.

Le cadre de répétition de García met à l’œuvre des stratégies à la fois physiques et symboliques afin d’appuyer le voilage de regards par les performeur·e·s. Les cercles sont peints à même le sol de la galerie en peinture blanche aux coups de pinceau visibles. La peinture précise utilisée pour former ces cercles est la Kool Ray Liquid Shade [ombre liquide], habituellement utilisée en agriculture pour peindre des serres en alternative aux toiles d’ombrage, afin de protéger les plantes des brûlants rayons du soleil et de leur offrir les conditions de croissance idéales. La peinture Kool Ray est un type de film ou d’écran dressé entre les plantes et le soleil; de cette façon, la matérialité même du cadre de répétition est conçu pour voiler.

Les cercles forment un champ semblable à l’espace sacré du mandala, un outil spirituel géométrique censé faciliter la concentration et l’accès au spirituel à travers le pouvoir des symboles qui y sont organisés. Effectivement, les cercles deviennent une sorte de mandala, qui aide aux performeur·e·s à restreindre leur attention et à se voiler de «l’œil dévorant omniprésent» du public. Mettre les pieds dans le cadre de répétition est comme porter des œillères, un moyen de diriger son attention. Le cadre de répétition sur/dans lequel se meuvent les performeur·e·s constitue lui-même un outil protecteur, un écran, un rideau tiré entre performeur·e·s et spectateur·trice·s, une ombre liquide versée pour eux. En effet, la peinture s’écaille et s’écorche et marque au moindre toucher; les performeur·e·s on constamment des marques crayeuses blanches sur les vêtements et la peau. Tel un écran solaire, l’ombre liquide recouvre littéralement les performeur·e·s. Il·elle·s se tiennent sur un double signifiant: l’objet de présentation est aussi un écran, qui inaugure une boucle de rétroaction de concentration qui saturent les capacités perceptives des performeur·e·s, les voilant (de la conscience) du regard de l’Autre

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(Fig. 2) Vue d’installation de l’œuvre «Two Planets Have Been Colliding for Thousands of Years», conçue par Dora García. Fondation PHI pour l’art contemporain, 2021. Interprètes: Dena Davida et Kìzis. Photo: Marc-Olivier Bécotte

Bibliographie

[1] García, Dora «Conversation avec l’artiste». Enregistrement d’une rencontre interne, juillet 2021, 1:08:10.
[2] García, Dora. «Conversation avec l’artiste». Enregistrement d’une rencontre interne, juillet 2021, 1:07:47.
[3] Epstein, Charlotte. «Surveillance, Privacy and the Making of the Modern Subject». Body & Society, vol. 22, no. 2, 8 févr. 2016, p. 33., doi:10.1177/1357034x15625339.
[4] «Other». No Subject - An Encyclopedia of Lacanian Psychoanalysis, 15 juin 2021, https://nosubject.com/Other.
[5] Epstein, Charlotte. «Surveillance, Privacy and the Making of the Modern Subject». Body & Society, vol. 22, no. 2, 8 févr. 2016, p. 35., doi:10.1177/1357034x15625339.
[6] Epstein, Charlotte. «Surveillance, Privacy and the Making of the Modern Subject». Body & Society, vol. 22, no. 2, 8 févr. 2016, p. 47., doi:10.1177/1357034x15625339. «Self-recognition is the mechanism underpinning reflexivity; hence the basis of autonomous agency.»
[7] Lacan, Jacques. «Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse», Norton, 1998, p. 218.
[8] Sheridan, Alan, traducteur. Surveiller et punir, par Michel Foucault, Vintage Books, 1995, pp. 195–228.
[9] Nauman, Bruce. «Walking in an Exaggerated Manner Around the Perimeter of a Square». MoMA Learning, 1967, Museum of Modern Art, New York, www.moma.org/learn/moma_learning/bruce-nauman-walking-in-an-exaggerated-manner-around-the-perimeter-of-a-square-1967-68/.

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

Auteur: Paul Lofeodo 

Paul Lofeodo est né à Toronto, Canada et habite et travaille maintenant à Montréal où il a obtenu son baccalauréat en beaux-arts avec une mineure en sociologie de l’Université Concordia. Paul Lofeodo crée des installations photographiques qui abordent les sujets de l’embodiment (ou cognition incarnée) et l’hégémonie. Influencé par ses études en sociologie, Lofeodo applique une perspective marxiste et psychanalytique sur les pratiques incarnées de la tradition, l’identité et les institutions sociales.

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