Pouvons-nous dire que cette expansion de la peinture dans la sculpture ouvre une dimension relevant de la performance? Les notions d’extemporain et de performance renforcent cette idée. L’extemporain, concept forgé par Paul B. Preciado [2], est repris par Noémie Solomon pour qualifier le travail de l’artiste qui, ne cadrant pas directement avec les pratiques de son temps, se voit exclure des conventions et de l’histoire dominante de l’art. Détaché de l’histoire, déraciné, ce travail devient «extemporain» [3]. En histoire de l’art, l’espace d’exposition cristallise l’histoire dominante dans le temps. L’angle que préconise Jinny Yu dans perpetual guest en est un de passage, qui appartient à l’art contemporain et vient chambouler les conventions du canon pour élever une histoire interpellant, d’une part, la place de l’immigrant et du colon sur un territoire qui ne leur appartient pas, et, d’autre part, la place de cette œuvre dans un espace d’exposition. La réappropriation de l’art conceptuel par une immigrante-colonne, l’histoire personnelle de Jinny Yu ainsi que sa reconnaissance des lieux en tant qu’invitée perpétuelle évoquent une histoire qui n’est pas la sienne, mais celle de plusieurs – les peuples autochtones –, voulue et non voulue, entre deux espaces, deux identités.
En ce qui concerne sa dimension performative, l’œuvre engendre un sentiment d’inclusion et exclusion sur deux niveaux, un premier niveau très personnel pour Jinny Yu elle-même et un second, pour le visiteur, du fait de l’exposition dans un espace muséal. Cette relation soutient la performance de l’œuvre et de l’artiste tout autant que celle de l’observateur; elle soutient la performance des corps qui se poussent et se tirent de même que le sentiment d’appartenance de Jinny Yu envers sa propre identité et son territoire d’appartenance. Yu vient s’insérer dans l’espace d’exposition à travers ses sculptures:
«Dans ce travail, j’utilise l’horizontalité par opposition à la verticalité habituelle de la peinture. Les œuvres sont peintes verticalement mais présentées horizontalement, en parallèle avec le sol. Les panneaux de verre peint sont reliés, renforcés et/ou soutenus par des yeux. Je voulais rendre physique la conscience du territoire non cédé sur lequel l’exposition a lieu, où je vis et que j’occupe. D’une certaine façon, c’est un autre autoportrait dans lequel je réfléchis sur mon environnement et où je présente ce que je ressens, plutôt que de proposer une solution concrète.» [4]
Jinny Yu n’accompagne pas physiquement l’observateur lors de sa visite, mais elle s’y trouve d’une autre façon, par les plaques de verre avec lesquelles elle pérennise sa présence comme «invitée» et fille d’immigrants dans cet espace. Le visiteur, quant à lui, n’a d’autres choix que de faire une visite régulière ou d’opérer une prise de conscience. Nous lui demandons d’aviver sa conscience du message de l’œuvre, du corps de l’artiste et de l’espace qu’il occupe dans un espace (muséal) appartenant à tous. L’œuvre demande une conscience sociale et territoriale qu’elle ne pourra pas conférer seule au visiteur.
Pourquoi qualifier cette œuvre de peinture plutôt que de sculpture, d’installation ou de performance? Qu’arrive-t-il lorsqu’on se retrouve entre deux identités? Qu’advient-il du sentiment d’appartenance? Plusieurs courants semblent s’entrechoquer, interrogeant l’appartenance et contredisant l’identité de façon radicale. Est-ce possible de ne pas appartenir à son temps et de s’extraire des récits dominants comme du reste? Si oui, comment cette identité dynamique se traduirait-elle?