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Photo: Ibrahim Mahmoud

Incarner une masse d’eau: réflexion sur les perceptions culturelles des corps et l’accès politisé à l’eau

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  • Fondation PHI
Par  Ibrahim Mahmoud

Au cours de la semaine du 26 août 2024, la Fondation PHI a accueilli Désobéissances sensibles, un programme de vidéos organisé par Victoria Carrasco, gestionnaire des galeries et commissaire adjointe. Ce programme est né du désir d’explorer et de faire entendre des voix et des idées différentes sur le féminisme contemporain dans l’exercice de l’art vidéo et de l’art de la performance. Parmi les œuvres présentées, Surface Depth (2023), de l’artiste montréalaise Nina Vroemen, consiste en une exploration personnelle et philosophique de nos relations physiques et conceptuelles avec l’eau. Vroemen fait référence au travail de l’historienne de la culture Astrida Neimanis, plus particulièrement à son livre Bodies of Water: Post-Humanist Feminist Phenomenology. (Masses d’eau: Phénoménologie féministe posthumaniste.) Neimanis s’appuie sur la phénoménologie pour étudier la manière dont les êtres humains perçoivent les masses d’eau et interagissent avec ces derniers dans leur environnement. Ces perceptions et expériences varient d’une culture à l’autre, en raison principalement de facteurs politiques et socio-économiques qui font que l’eau est plus ou moins accessible à certains groupes de personnes.

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Documentation de l’événement Désobéissances sensibles, août 2024. Nina Vroemen, Surface Depth, 2023. Photo: Ibrahim Mahmoud

Dans Surface Depth, Vroemen a récupéré des images d’archives et de sources diverses qui représentent de l’eau superposée à des corps: poissons nageant, oiseaux survolant l’océan, enfants sautant dans la piscine et personnes s’amusant au parc aquatique. Ces instants joyeux s’entremêlent de séquences en accéléré de la fonte des glaciers et d’images d’appareils technologiques créés par l’homme qui polluent et extraient ces mêmes eaux, soulignant ainsi le rôle essentiel de l’eau dans la vie sur terre. Pour accompagner ces images, Vroemen livre ses réflexions poétiques: «Ai-je le souvenir de l’écoulement de la rivière? En cet instant, plus qu’un corps, je suis une masse d’eau.» [1] Ces mots m’amènent à réfléchir à ma relation personnelle avec l’eau et au concept d’incarnation. Pour “incarner” une masse d’eau, il faut prendre conscience de l’origine des eaux qui nous imprègnent et savoir où elles se dirigent ensuite, en se remémorant l’écoulement de la rivière. L’œuvre de Vroemen invite à une réflexion approfondie sur le lien entre les corps humains et les masses d’eau ainsi que sur la façon dont la race, l’ethnicité et le sexe d’une personne peuvent influer sur sa relation avec l’eau. Dans une optique postcoloniale, orientale et intersectionnelle, je cherche à relier les questions relatives aux mouvements politiques qui prônent un accès équitable à l’eau potable pour les communautés marginalisées, que ce soit ici au Canada ou dans mon pays d’origine, le Kurdistan.

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Documentation de l’événement Désobéissances sensibles, août 2024. Nina Vroemen, Surface Depth, 2023. Photo: Ibrahim Mahmoud

En tant que Canadien·ne·s, certains d’entre nous se réjouissent d’un accès gratuit à l’eau potable; en revanche, les communautés autochtones sont confrontées à des systèmes d’approvisionnement en eau à haut risque et à de fréquents avis d’ébullition de l’eau [2]. Ce décalage culturel entraîne de nombreuses personnes à consommer l’eau de façon inconsidérée, voire excessive [3], alors que l’eau douce se fait de plus en plus rare. Pourtant, sa consommation ne semble pas ralentir chez nous qui disposons d’un meilleur accès, alors que l’eau propre reste hors de portée aux populations déracinées de leurs terres pour faire place aux peuples colonisateurs. Ce phénomène est lié aux pratiques capitalistes d’extractivisme, dans lesquelles l’eau est assimilée à une marchandise et son accès, restreint à certains groupes de personnes, détournant la prise de conscience de nos privilèges et de notre relation corporelle avec l’eau et la nature [4]. Enracinées dans les traditions coloniales, ces pratiques sapent les ressources naturelles déjà rares, tout en les redéfinissant et en les gérant d’une façon qui n’est ni durable ni écologique [5]. En outre, elles nourrissent une compréhension hégémonique de l’eau et de la nature, qui les conçoit en tant qu’entités dissociées de la civilisation, transcendantes et désincarnées du monde [6]. L’extractivisme capitaliste instaure une culture dans laquelle on considère l’eau comme une marchandise inanimée à gérer, à réglementer et à distribuer, non pas à partager de manière équitable [7]. Dans son œuvre, Vroemen critique cette mentalité «extractiviste» qu’elle qualifie de «maladie qui ronge le réseau, une consommation incessante». Après avoir réaffirmé son amour pour la planète et sa désapprobation envers Elon Musk et ses efforts visant à coloniser Mars, elle déclare: «Parcourir et scruter à fond le courant non alimenté n’étanche pas la soif» [8]. La machine à profit que représente l’extractivisme ne semble pas vouloir s’arrêter. Pourtant, si nous avions davantage conscience de notre lien corporel avec l’eau, ne pourrions-nous pas prévenir son épuisement et en assurer l’accès universel?

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Photo: Ibrahim Mahmoud

Cette culture de la surconsommation est ancrée dans les récits coloniaux et patriarcaux qui féminisent souvent la nature et les masses d’eau [9]. Dans la mentalité coloniale, cela a permis une forme d’étiquetage où «les éléments topographiques et les peuples autochtones [étaient marqués] comme des espaces féminins à violer de façon à exemplifier une hiérarchie sexuelle ou raciale entre colonisateur·trice·s et colonisé·e·s» [10]. Cette dynamique est manifeste dans les régions où les minorités ethniques voient leurs terres assujetties à un contrôle sanctionné par l’État en vue de l’extraction des ressources. Au Kurdistan, par exemple, l’accès des agriculteurs aux eaux du bassin Tigre-Euphrate a été restreint en raison d’un projet de barrage, qui accorde au gouvernement turc un contrôle total du débit de l’eau. Cette situation a des répercussions sur les moyens de subsistance des agriculteur·trice·s kurdes du sud de la Türkiye [11] et du nord de l’Irak, qui dépendent de l’eau pour l’irrigation de leurs terres et représentent la majorité de la population de cette région [12]. Ce besoin de contrôle politique sur les ressources naturelles traduit bien l’autoperception masculine de la puissance colonisatrice et de son droit «divin» d’assujettir à la fois la population et le territoire [13]. Le projet de barrage au Kurdistan est défini par l’État comme une initiative fructueuse pour l’économie locale qui favoriserait la «modernisation» dans les régions kurdes où, selon les responsables du projet, les personnes mènent une vie «féodale» et «patriarcale» [14]. Ce vocabulaire passe sous silence l’histoire de la violence, de la répression et de la culture de l’effacement qui ont engendré la pauvreté dans la région. Le sort des femmes kurdes est utilisé comme un outil politique visant à promouvoir des objectifs capitalistes qui «modernisent»la région et feraient place aux idéaux occidentaux d’individualisme et de féminisme, tout en ignorant complètement les événements historiques violents et oppressifs qui ont engendré cette situation. Le climat de nationalisme extrême et les conflits locaux entre les groupes ethniques de Türkiye ont conduit à l’appauvrissement économique de la région, conséquence de la violence sanctionnée par l’État [15]. Plutôt que de s’attaquer aux inégalités socio-économiques entre les groupes ethniques, le gouvernement turc cherche à prendre le contrôle de l’eau dans la région et, par conséquent, de la qualité de vie. Cette pratique est dénuée de tout souci de partager ce qui est vital; elle dissocie les gens de la nature qui les entoure, réduisant les ressources essentielles à de simples produits de consommation.

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Photo: Ibrahim Mahmoud

Cette démarche d’«incarner l’eau», largement évoquée dans les écrits de Neimanis, se retrouve dans toute l’œuvre de Vroemen, que ce soit en réaffirmant cette incarnation ou en critiquant les projets d’expansion capitaliste qui accordent la priorité aux gains territoriaux et économiques plutôt qu’à un accès équitable à l’eau. Elle révèle en outre jusqu’où la culture de l’extractivisme capitaliste peut aller pour obtenir un avantage économique, au mépris de la conservation écologique et des relations incarnées avec la nature. Les politiques concernant les masses d'eau sont profondément liées aux conditions socio-économiques imposées aux populations. Sous l’effet du colonialisme et de l’expansion capitaliste, la perception culturelle des masses d’eau a été déracinée, passant d’une habitude consciente, dynamique et incarnée à une vision réductrice de l’eau comme un simple produit consommable. Le colonialisme occidental a toujours fait subir à la nature et à l’eau le même traitement qu’aux peuples autochtones, en particulier les femmes, soumises de ce fait aux règles et à la domination de personnes soi-disant justes, rationnelles et de sexe masculin. Au cours de l’histoire, cette situation a engendré de nombreux cas où les minorités ethniques ont été soumises à des politiques coloniales et capitalistes dictant leurs conditions matérielles et économiques ainsi que leur relation à la terre. Les terres et les eaux étant saisies, le mode de vie autochtone, généralement plus respectueux de son environnement, selon la phénoménologie, se voit désormais sous contrôle politique. Cette approche consciente, dont on retrouve un vague écho dans le texte de la vidéo de Vroemen, «J’incarne chaque masse d’eau», appelle à une prise de conscience accrue des politiques mondiales en matière d’eau douce. Supposons que chaque gouttelette d’eau passée existe toujours dans une forme ou un lieu différents. Ne devrions-nous pas nous préoccuper de chaque masse d’eau de la planète, et par conséquent, de toutes les personnes touchées par les politiques relatives à ces eaux?

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Photo: Ibrahim Mahmoud

Bibliographie

[1] Vroemen, Nina. «Surface Depth», Vimeo, 2023

[2] Bradford, Lori E. et collab. «Drinking Water Quality in Indigenous Communities in Canada and Health Outcomes: A Scoping Review», International Journal of Circumpolar Health, vol. 75, no 1 (31 janvier 2016), art. 32336. https://doi.org/10.3402/ijch.v....

[3] Dupont, Diane, W. L. (Vic) Adamowicz et Alan Krupnick. «Differences in Water Consumption Choices in Canada: The Role of Socio-Demographics, Experiences, and Perceptions of Health Risks», Journal of Water and Health, vol. 8, no 4 (27 mai 2010), p. 671-686. https://doi.org/10.2166/wh.201....

[4] Neimanis, Astrida. «Bodies of Water: Posthuman Feminist Phenomenology», Londres, Royaume-Uni, Bloomsbury Publishing, 2017.

[5] Kelly, Alice B. et Nancy Lee Peluso. «Frontiers of Commodification: State Lands and Their Formalization», Society & Natural Resources, vol. 28, no 5 (4 mai 2015), p. 473-495. https://doi.org/10.1080/089419....

[6] Alaimo, Stacey. «Trans-Corporeality», Posthuman Glossary, art. 157, p. 435-438, 2018. https://doi.org/10.5040/978135....

[7] Hayman, Eleanor Ruth. «Shaped by the Imagination: Myths of Water, Women, and Purity», RCC Perspectives no 2, On Water: Perceptions, Politics, Perils (1er janvier 2012), p. 23-34. https://www.jstor.org/stable/2....

[8] Vroemen, Nina. «Surface Depth», Vimeo, 2023: «Cold rock and gas, Earth is where I wanna be. Fuck Living on Mars, Fuck Elon Musk, that isn’t even an option [...]» (Roches froides et gaz, c’est sur terre que je veux être. Au diable Elon Musk et la vie sur Mars; ce n’est même pas une option!)

[9] Hayman, Eleanor Ruth. «Shaped by the Imagination: Myths of Water, Women, and Purity», RCC Perspectives no 2, On Water: Perceptions, Politics, Perils (1er janvier 2012), p. 23-34. https://www.jstor.org/stable/2....

[10] Sawyer, Suzana et Arun Agrawal. «Environmental Orientalisms», Cultural Critique, no 45 (2000), p. 71. https://doi.org/10.2307/135436....

[11] Le nom même de «Türkiye» témoigne de la décision du pays d’officialiser l’orthographe turque de son nom d’État, anciennement appelé «Turquie», et reconnu par les Nations Unies, en 2022. https://turkiye.un.org/en/184798-turkeys-name-changed-t%C3%BCrkiye

[12] Harris, Leila M. «Theorizing Gender, Ethnic Difference, and Inequality in Relation to Water Access and Politics in Southeastern Turkey», The Politics of Fresh Water, 8 décembre 2016, p. 157-171. https://doi.org/10.4324/978131....

[13] Said, Edward W. Orientalism, Londres, Penguin Books, 1995.

[14] Harris, Leila M. «Theorizing Gender, Ethnic Difference, and Inequality in Relation to Water Access and Politics in Southeastern Turkey», The Politics of Fresh Water, 8 décembre 2016, p. 157-171. https://doi.org/10.4324/978131....

[15] Harris, Leila M. « Theorizing Gender, Ethnic Difference, and Inequality in Relation to Water Access and Politics in Southeastern Turkey », The Politics of Fresh Water, 8 décembre 2016, p. 157-171. https://doi.org/10.4324/978131....

Auteur: Ibrahim Mahmoud

Ibrahim Mahmoud est un artiste visuel, travailleur culturel et technicien artistique établi à Tiohtià:ke/Montréal. Titulaire d’un B. B. A. en photographie avec concentration en études sociales à l’Université Concordia, il attache un intérêt marqué pour les archives et les médias fondés sur l’image. Mahmoud a pris part à plusieurs expositions collectives et discussions d’artistes, mettant en valeur ses recherches sur le formalisme en image et la représentation de paysages. Son œuvre explore la phénoménologie de l’appartenance diasporique et de l’identité culturelle au moyen d’images fixes et animées afin d’étudier le récit et la perception du soi en relation aux divers paysages et milieux de vie.

La Fondation PHI pour l’art contemporain invite les artistes émergent·e·s et établi·e·s, locaux·ales et nationaux·ales, à soumettre une œuvre vidéographique récente pour le dernier volet du programme de vidéos Désobéissances sensibles, qui se tiendra du 3 au 9 mars 2025.

Date limite: 15 janvier 2025

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

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