
Porcs tatoués et bêtes de foire: l’animal dans l’art de Wim Delvoye
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En entrant dans la galerie flanquée de fenêtres du 465 rue Saint-Jean, les visiteurs de DHC/ART sont accueillis par un trio d’œuvres de l’artiste flamand Wim Delvoye. On y trouve Twisted Dump Truck, version réduite d’un camion à ordure, pris en pleine torsion. Posé sur un socle, Nautilus Penta; sculpture tordue, emprunte son allure au nautile, un coquillage qu’on retrouve dans certains cabinets de curiosités. Un peu en retrait, D11, une œuvre en acier Corten qui reproduit une pelle mécanique. Ceux qui auront commencé leur visite dans la première galerie du bâtiment principal retrouveront pour leur part Suppo Karmanyaka, une tour en vrille, affinée au plus haut point, qui semble prendre racine à sa base pour transformer l’architecture en arbre.
Bien que thématiquement distinctes, ces sculptures sont indéniablement liées au plan formel; toutes quatre sont délicatement ornementées de rosaces, de flèches, de pinacles et d’ouvertures en arcs brisés sur leur surface, laissant voir leur intérieur évidé. L’ouvrage ornemental délicat, répété dans l’œuvre de Delvoye, fait explicitement référence au vocabulaire de l’architecture gothique européenne. Les ornements gothiques s’accompagnent de nombreuses nouveautés d’ingénierie, telles que la croisée d’ogives, l’arc-boutant et l’arc brisé. Ces innovations techniques avaient déjà fait leur apparition dans certaines églises romanes, mais seront systématiquement utilisées dans les architectures gothiques médiévales: elles ont pour fonction d’augmenter l’élévation des bâtiments et de permettre plus d’ouvertures dans les murs, faisant entrer la lumière.
Dans un article sur l’artiste, l’historienne de l’art Isabelle Loring Wallace remarque que le descriptif «gothique» est d’abord utilisé de manière péjorative dans l’histoire de l’art. Au 16e siècle, Giorgio Vasari définit le gothique en l’opposant à la grandeur classicisante des architectures de la Renaissance, qui empruntent directement à celles de l’Antiquité gréco-romaine. Wallace, dans une conférence prononcée à Montréal il y a quelques semaines, rappelait également que le gothique peut se référer à une tradition littéraire où se rencontrent les dichotomies chères à l’œuvre de Delvoye: la raison et l’émotion, l’homme et la machine, le passé et le présent.
Parfois, c’est plutôt le terme néo-gothique qui est employé pour décrire certaines des œuvres de Delvoye. Par néo-gothique, on fait explicitement référence à la reprise du vocabulaire architectural gothique par les architectes des 18e et 19e siècles, en Europe comme ailleurs. Cet intérêt renouvelé pour le gothique se manifeste à la fois dans la restauration des églises médiévales et dans la construction de nouveaux bâtiments qui, s’ils usent des technologies de construction les plus récentes, se voient enveloppés de cette dentelle de pierre et de ces ornements dramatiques.
L’intérêt de Delvoye pour l’ornement, appliqué avec excès sur des objets sculptés, trouve écho dans les façades ornementées du Vieux-Montréal, le quartier qui accueille la Fondation. En se baladant dans le quartier, on peut remarquer de nombreux clins d’œil au vocabulaire architectural gothique. À quelques pas des salles d’exposition de DHC/ART s’érige d’ailleurs un des exemples marquants de l’architecture néo-gothique canadienne: la basilique Notre-Dame, située devant la place d’Armes. Prisée des touristes, la basilique est un des premiers exemples du déploiement de l’architecture néo-gothique au Canada. Bien qu’une église se trouvait sur les lieux dès 1657, l’aspect actuel de la basilique est tributaire d’un agrandissement majeur dès 1824, selon les plans du célèbre architecte new-yorkais James O’Donnell, qui est enterré dans la crypte de l’église.
L’emploi du style néo-gothique pour des églises, mais aussi des universités, des bâtiments gouvernementaux ou des gratte-ciels, permettait à certains pays européens de reconfirmer la grandeur de leur histoire en se référant à une tradition architecturale qui leur appartient plutôt qu’à la tradition gréco-romaine. Selon un texte du professeur en architecture Adrian Sheppard, le style néo-gothique a été particulièrement populaire chez les Canadiens, à un tel point qu’il en est venu à inspirer la construction du Parlement à Ottawa dès 1859. Pour expliquer cet intérêt, Sheppard note la proximité entre la culture canadienne et les cultures britanniques et nord-européennes, berceaux du style gothique. Les bâtiments du Parlement canadien s’inspireraient ainsi des chambres du Parlement britannique, dont la construction fût terminée quelques années auparavant.
Les liens se confirment entre l’architecture religieuse gothique, sa récupération en néo-gothique par les architectes des 18e et 19e siècle, et son évocation par Delvoye. Il y a cet emprunt au jeu de légèreté/solidité qui est au cœur de l’ingénierie gothique, qu’on trouve aussi chez l’artiste. Alors que l’architecture gothique s’affine et s’élève, le poids du bâtiment augmente et doit être supporté par toutes sortes d’innovations. Même chose pour les sculptures de Delvoye. Elles donnent une impression de légèreté par la finesse de leurs détails, mais leur poids, vu la quantité de matériel utilisé, est nécessairement plus important qu’il n’y paraît. Remarquons aussi l’innovation des techniques de construction, un facteur important pour mener à terme les projets ornementaux. Delvoye, dans la production de ses œuvres, emploie des techniques récentes d’impression 3D et de découpe au laser pour obtenir un rendu détaillé, rappelant les défis d’ingénierie du gothique médiéval. S’y définit alors un «néo-néo-gothique», à la fois conscient du programme idéologique du gothique religieux, de sa récupération à des fins d’édification nationale ou commerciale, et s’appuyant sur les nouvelles technologies.
Auteur: Daniel Fiset
Daniel Fiset est un travailleur culturel basé à Tiohtiá:ke/Mooniyang/Montréal. Détenteur d'un doctorat en histoire de l'art de l'Université de Montréal, il a collaboré avec de nombreuses institutions québécoises et canadiennes en arts visuels, dont OPTICA, esse arts + opinions et le Musée d'art contemporain des Laurentides. Il occupe actuellement le poste de commissaire adjoint à l'engagement à la Fondation PHI pour l'art contemporain, et a été le commissaire de l’exposition de la résidence PHI MONTRÉAL 2021.
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